2S0
6 DECEMBKE 1819
effectivement eue de me recevoir le surlendemain de mon arrivee. Le
voyage a Tsarsko'ie-SeJo, qui a ёіё le pretexte de ce changemenl, n'a pas
meme 6te projele; mais, d'abord, on a voulu eviter les observalions et
les consequences qu'auraient pu tirer d'un empressement trop marqu6
ceux dont I'attention est depuis longtemps fixee sur le moment de mon
arrivee ; mais, ce qui surtout a determine rajournement de ma presentation,
ce sont des lettres de Paris, d'un jour plus fratches que celles que
m'a apporleesle courrier, et qui, y
en attribuant le retard de Fouverlure
des Chambres a une autre cause que celle de I'indisposition du Roi, out
fait croire a un changement de ministere, dont on avait pens6 pouvoir
recevoir la nouvelle dans le courant de la semaine.
Je crois inutile de fatiguer Votre Excellence du detail pen inliressant
du ceremonial de ma presentation. Senlement, j'ai deja entendu des
remarques qui prouvent que Ton se rappelle I'appareil et le fracas de
celles de mes pr6decesseurs, et, comme dans ce pays-ci il y a des gens qui
n'accordent d'importance et de consideration qu'a I'habit que Ton porte,
je ne doule pas que la modestie du cortege dans lequel je me suis rendu
a la Cour n'ait produit dans quelque salons de Petersbourg un etfet peu
flatteur pour mon amour-propre. Heureusement, I'Empereur ajoute moins
d'importance an litre, et bien cerlainement celui d'ambassadcur n'aurait
pu me valoir un accueilplus flatteur ni une conversation plus interessante
que celle quejai eue avecSaMajeste Imperiale. Apres avoir remisleslettres
de recreance de M. le comte de Noailles et celles qui m'accreditent en
quality d'envoye extraordinaire et ministre plenipotentiaire, j'ai voulu,
suivant I'usage, ajouter quelques phrases. L'Empereur m'a interrompu
en me disant : « Je suis bien aise, Monsieur le Comte, de vous voir ici et
d'avoir trouve I'occasion de vous prouver que je n'ai point oubli6 les
rapports que j'ai eus prec6demment avec vous. ^ous etes precede d'une
reputation qui me convient, parce qu'elle me fait esperer que nous ne
ferons point de politique ensemble, et que, dans vos relations avec moi
ou avec mes ministres, vous mettrez cette franchise, cette loyaute, sans
laquelle, avec moi du moins, on ne fait a'ucune affaire, ou Ton n'en fait
que de mauvaises. Je vous donnerai moi-meme I'exemple de cette franchise
». Etalors, Monsieur le Marquis, en me prenant la main avec bonte,
I'Empereur a ajoute, en 6levant la voix : « J'aime le Roi, je lui suis
sincerement attache, je Faime comme celui qui admire le plus ses qualiles
et sesgrandes vertus; et je crois aussi avoir plus d'une fois ргои б
que je porte de I'interet a la France. Mais je ne vous cache pas que, depuis
longtemps, ce qui se passe chez vous m'a donn6 beaucoup d'inquietude.
Стр.1
6 DECEMBRE 1819
251
Elle est encore une preiive de plus de mon attachement pour le Roi, et de
mon desir de voir son bonheur et celui de la France ne plus elre compromis.
Les conferences d'Aix-la-Chapelle ont сгёё entre les puissances une
union qui est at qui doit rester indissoluble ; quiconque chercherait a la
rompre doit etre regarde comme I'ennemi du repos du monde, et justifierait
les mesures de surele et de conservation generale qu'alors il
faudrait prendre contre lui. La France a 616 volontairemenl agreg6e a
cette union d'abord form6e contre elle ; elle en a accept6 les conditions
et les consequences, et des lors elle a pu compter sur le meme appui, sur
les memes garanties que les autres. Ce serait un grand malheur pour la
France, Monsieur le Comle, si elle cherchait a s'isoler, a separer ses
interels de Finteret g6n6ral, on si, par de nouveaux bouleversemenls
inquietants pour la tranquillite commune, elle dirigeait de rechef contre
elle I'attention de FEurope ».
Le silence et Fattention de I'Empereur paraissant m'interroger, j'ai
r6pondu que je n'avais point d'expression pour peindre a Sa Majest6 la
vive et profonde reconnaissance que m'inspirait la confiance avec laquelle
elle daignait me parler, et combien il 6lait consolant pour moi de
m'assurer d'une maniere si cerlaine et si positive que rinquielude de Sa
Majesle sur la situation de la France n'eut d'autre motif que son altacbement
pour le Roi et son inl6ret pour ma patrie; que j'esperais que le
resultat justifierait une partie des mesures adoptees par les ministres du
Roi; que I'Empereur ne pouvail ignorer les difficult6s sans nombre
qu'avait renconlrdes le gouvernemenl; que souvent le Roi avait trouve de
la r6sistance et des adversaires, la ou il avait le droit d'esp6rer ne trouver
que du secours et des arnis ; et que souvent aussi la violence des oppositions
avait justifi6 et rendu necessaires des mesures qui sansdouteavaient
leurs inconv6nients; que, quant a Funion d'Aix-la-Chapelle, je pouvais
garantir a Sa Majesle que le Roi et ses ministres desiraient, autant que
I'Empereur lui-meme et peut-etre plus que bien d'autres, que rien ne put
rompre cette union, ni contrarier les r6sultats qu'elle doit avoir; qu'on
ne pouvait supposer a la France le desir de troubler la paix de I'Europe ;
que, fatiguee de gloire et d'agitati.ons, elle n'avait plus qu'un seul besoin,
auquel elle sacrifierait meme ses passions, celui du repos; queje concevais
que I'audace croissante des revolutionnaires eut е еіііб en Europe
bien des inquietudes, mais que je ne doutais pas que les rapports faits k
FEmpereur ne I'eussenl prevenu que Fintention des ministres du Roi ne
fut de prendre cette аппбе des mesures qui, en d6jouant les coupables
esp6rances des factions, prouveraient en meme temps I'impuissance de
Стр.2
2S2
6 DECEMBRE 1819
leur parti el I'excellenl esprit de la nation. « Oui, m'a dit I'Empereur
en m'interrompant vivement, je sais que Ton a ces intentions. Mais
pourra-t-on les executer? Ne fera-t-on pas, an lien de cela, de nouvelles
concessions aux ennemis du Roi? Par exemple, vos anarchistes civils
vous laisseront-ils modifier la loi detection? Et vos anarchisles militaires
ne chercheront-ils pas a desorganiser, en lui donnant de nouveaux
motifs de mecontenlement, cette belle garde, modele des troupes de
I'Europe, cette garde dont la fidelitti, le d6vouement et Texceilenle
composition font le desespoir des revolutionnaires, parce que, derriere
cette formidable barriere, le trone est a I'abri, et la dynastie regnanle
inebranlable? Au reste, Monsieur le Comte, que des faits justifient
les intentions de vos ministres, et je leur rends toule ma confiance. ri
L'Erapereur m'a ensnite рагіб avec bonte et fort longuement de cboses
absolnment personnelles. Voila, Monsieur le Marquis, le recit que je puis
direlitleralement exact de maconversation avec I'Empereur. Celles que j'ai
eues avec M. de Nesselrode ou avec le comte Capo d'Istria ne sent que
I'analyse ou le developpement des memes idees, des memes sentiments et
des memes inquietudes. Seulement, il m'a paru que les minislres de
ГЕшрегепг pensent qu'avec plus d'energie et en suivant une marcbe
moins incerlaine, le ministere du Roi aurait beancoup diminu6 1es diftb
cult6s de sa position. Leur opinion, et c'est encore plus celle de I'Empereur,
est que la nation frangaise, malgre le desir et le besoin qu'elle a de
liberie, est plus qu'aucune autre facile a gouverner, mais qu'elle vent
I'etre, et qu'elle s'emporte et se precipite, du moment on elle cesse de
sentirla main qui doit la diriger. Au reste, ce que les deux minislres
m'ont гербіё plusieurs fois, c'est que, dans leur maniere de juger les
ministres du Roi, il n'entre ni preventions ni antipalhie personnelle, et
que, s'ils obtiennent ce que leur predecesseur n'a pas su acbever, c'est-adire
s'ils assurent par nne marcbe sage et ferme le repos de la France,
ils auront droit a la confiance et a la reconnaissance des gouvernements,
qui ne veulent que la Iranquillile generale, mais sont decides a tout ("aire
pour la maintenir. Dans ma derniere conversation avec le comte Capo
d'Istria, voicile sens exact decequ'il m'a dit et apeupres les termesdans
lesquels il s'est exprime : « Loin de nous. Monsieur le Comte, I'idee de
soupQonner les intentions de personne, mais pour que vous puissiez bien
concevoir et la nature de nos inquietudes, et celle de nos rapports avec
vous, il est necessaire que vous connaissiez notre pensee tout entiere.
C'est le meilleur moyen de vous prouver notre estime pour vous, le seul
aussi pent-eire d'eclairer votre gouvernement sur nos verilables disposi
Стр.3
6 DECEMBRE 1819
253
tions a son egard. Nous trouvons done que, faute de plans, faute de
s'entendre, faule surlout de connaitre leurs forces, vos minislres, de
concessions en concessions, en sont venus a placer la France dans une
situation inqui6tante pour I'Europe, et e'est ce qii'il y a de plus malheureux
pour elle. Vous me dites que nos inquietudes sont sans fondement,
que le gouvernement prendra cette аппбе une attitude qui, en Faffermissant
au dedans, calmera I'inquielude du dehors. Entendons-nous. Nous
ne redoulons pas la France, puisque malheureusement sa faiblesse et
I'incertitude de sa position sont precisement ce qui entretient centre elle
cette surveillance europeenne, cette union magique qui se resserre en
proportion de ce qu'elle croit voir renaitre la cause qui la forma; mais
nous, gouvernement russe, nous redoutons tout ce qui, en troublant la
Iranquillile de la France, pourrait attirer sur elle des orages que nous ne
pourrions, que peut-etre nous ne devrions pas conjurer. Tant que
I'Empereur a eu confiance dans votre gouvernement, il vous a donne des
preuves non douleuses de sa bienveillance pour la France ; et vous ne
refuserez pas d'avouer que tout ce qui est bon Francais, e'est-a-dire
aimant son Roi et son pays, doit quelque reconnaissance a TEmpereur
de Russie : il a defendu vos interels comme les siens. Ce qu'il fit alors, il
ne le ferait pas aujourd'hui; il ne le fera que lorsque, par suite de la
marche de votre gouvernement, il aura repris une confiance que Ton a
detruile ».
Telle est. Monsieur le Marquis, le recit fidele de mes premiers rapports
avec I'Empereur et avec ses ministres. Votre Excellence pent croire
qu'en ecoutant Sa Majesty, mon attention n'etait distraite par aucune
autre pensee : ma memoire alors me trompe rarement. J'ai d'ailleurs pris
soin cliaque fois de rentrer imm6dialement chez moi el d'6crire ce que
j'avais entendu. Votre Excellence pent done compter sur la paiTaile exactitude,
non seulement du sens et de I'esprit de ces conversations, mais
aussi surcelle des expressions donl on s'est servi. On pourrait peut-fetre
se demander si cette sollicilude si vive sur nos affaires interieures n'est
bien en effet que le resultat de la bienveillance et de I'interet, ou s'il
n'est pas plutot celui de perfides insinuations, et dont le but, en excitant
centre la France une mefiance sans motif, serait de la placer rnalgre elle
dans une position isolee, el de feindre sur sa situation inlerieure des
inquietudes exagerees, afin d'avoir ou dese croire le droit de la repousser
sans son aveu de cette alliance еигорбеппе, dont peut-etre le maintien
n'est reconnu possible qu'autant qu'on ferait reparattre le but qui en
donna Fidee et qui en facilita Fexecution. Deja, al'occasion des mesures
Стр.4
254
6 DECEMIiRE 1819
prises -vis-a-vis de la Suede, relativement a son refus d'execuler le traite
de Kiel, on a feint de parallre inquiet et de croire que, des la premiere
occasion, la France refusait d'agir de concert avec ses nouveaux allies.
Bienlot les ministres du Roi vont recevoir I'invitalion d'acceder aux
resolutions prises par les quatre puissances sur le differend qui s'etait
ёіе ё entre la Baviere et le grand-duche de Bade; et deja aussi Ton m'a
dit que la moindre observation de leur part serail regardee comme un
refus, dans iequel on verrait un motif ou du moins un pretexte pour
regarder la France comme ne faisant plus partie de la Sainte-Alliance. Et
surement Votre Excellence est instruite que deja, a la demande de
I'Angleterre, des instructions ont ete envoyees aux ministres des quatre
puissances (et le general Pozzo di Borgo doit aussi avoir reQu les siennes),
sur les mesures a prendre dans le cas ou la situation de la France deviendrait
plus inquietante. C'est-a-dire, Monsieur le Marquis, que je trouve
que, sous les plus vains pretexles, les ennemis de la France sont deja
probablement parvenus a rendre secretement I'existence k la quadruple
alliance. Mes instructions avaient prtsvu ce cas, qui cependant alors
paraissait peu probable. Je tacherai du moins, dans mes entretiens avec
les ministres de I'Empereur, de leur prouver combien la connaissance
d'une mesure aussi inutile et Ton pent dire aussi bostile contre la France
pourrait avoir de consequences facheuses. J'avais esperepouvoir envoyer
^ Votre Excellence la preuve materielle que mes craintes h cet egard ne
sont pas cbimeriques. Je ne doute pas qu'elle ne puisse s'en convaincre
facilement a Paris. M. le comte Capo d'lslria m'avait d'abord fait esperer
une copie des instructions envoyees au general Pozzo. L'Empereur n'a
pas cru devoir consentir a ce que cette piece me fut delivree, mais il me
paralt hors de doute qu'elle a ete expedite. Ainsi, en nous supposant
dangereux pour I'Europe, on decide que I'Europe doit de nouveau se
liguer contre nous, et plus d'un cabinet aujourd'hui saisirail volonliers
ce moyen de sortir d'embarras et de la position difficile dans laquelle tous
se trouvent plus ou moins engages. Votre Excellence est plus a meme
que moi de savoir h quel point ces reflexions sont fondees. Je crois
qu'ici on regrelte peut-elre de n'avoir pas sur la marche et la direction
de nos affaires int6rieures une influence plus positive, mais j'ai I'intime
conviction que Ton ne se pretera qu'a regret a toule demarche collective
qui porterait un caractere trop marque de m6fiance et d'hoslilite. Je crois
que les inquietudes que Ton manifeste sont reelles, mais ne sont point un
effet de malveillance, qu'au contraire on desire, et q'uon nous en donnera
la preuve dans toute occasion, etre avec nous sur le pied de la plus par
Стр.5